Janvier

Mercredi 1er janvier
1h20 du matin. Très gentille veillée du Nouvel An. Repas-buffet garni au poil avec Maddy, Sally, Alice, Karl et moi. Détente et drôlerie tout au long de la soirée. Petits cadeaux mignons pour chacun et un Pictionnary pour tous. But du jeu : faire deviner chose, personnage, action ou concept par le dessin. Petit tour devant une télé, nullarde dans ses programmes, toutes chaînes confondues. Heïm vient nous embrasser pour la nouvelle année et jouer avec nous. Déli­cieux instants. Vers minuit vingt, je m'éclipse un instant pour appeler Kate perdue dans les Pyré­nées. Toute en joie, frissonnante de m'avoir un instant au bout du fil. Je suis heureux comme un dieu. Tendres vœux échangés, bisous furtifs ou profonds de toutes parts, intensité de notre amour tout au long. Nous nous quittons la poitrine em­brasée.
Là dans mon dodo, je me sens serein, prêt à re­prendre les combats quotidiens.

Jeudi 2 janvier
Long trajet ferroviaire pour aujourd'hui. Ces quelques lignes écrites dans la gare de Lyon-Part-Dieu avant que mon encre ne gèle. J'ai beau me rapprocher du sud, on se les caille un max, et c'est pas gégène (génial).
Confortable dans un train long, long, long, je me vois déjà à Montpel­lier. Dix-sept heures moins dix : je vois les gens se préparer. O surprise, serait-il en avance sur l'horaire ? J'interroge les voyageurs qui m'entourent : « C'est bien Montpellier, le prochain arrêt ? » « Montpellier ? Oh purée que non, Marseille, kong ! » Patatras : le train était si long, long, long qu'il s’est scindé en deux pendant le par­cours et j'étais dans la mauvaise section. Un agent sncf m'avait pourtant indiqué de monter en tête pour ma destination. Chance : un train en partance pour Bordeaux et qui passe par Montpellier fume au départ. Je laisse un message à l'accueil pour qu'une annonce soit pas­sée à Mme B. [ma mère] l’informant d’un horaire d'arrivée un chouïa modifié.
Je dois traîner la poisse côté rail, car, au retour du château avec Kate, nous avions failli, à quelques secondes, être emportés vers Lille au lieu de Paris ; c'est ma Kate chérie qui s'est inquiétée de la bonne direction du train, alors que j'avais déjà enlevé mon manteau. Ce coup-ci, son intuition féminine m'a visiblement man­qué.
A bon port avec presque deux heures de retard, maman m'attend. Le message lui est bien par­venu. Petit détail : on lui a dit que je m'étais en­dormi et que j’avais laissé passer la station alors que c’est l'incompétence d'un agent la cause de tout.
Une heure de voiture. Je la ques­tionne sur l'état physique et moral de mes grands-parents. Niveau faible. Grand-père présente tous les signes de la décrépitude (décrochages psycho­logiques, incontinen­ce...) ; grand-mère supporte très mal de se retrouver à 79 ans en maison de retraite, entourée de personnes plus vieilles qu’elle. Ils ont aban­donné leur grande maison. Triste tout ça.
Je profite de cette conversation lancée pour m'inquiéter du devenir des différents cousins, cousines, oncles et tantes. Rien d'enthousiasmant, en bref.
A l'arrivée, je file téléphoner à grand-mère qui attendait mon appel. Très rapide. Je préviens le château que je suis parvenu sain et sauf, ainsi que ma douce Kate qui m'a hanté une partie du voyage.
Au fond d'un lit, avec un feu de bois en face de moi, je quitte là cette exténuante journée.

Vendredi 3 janvier
Vu mes grands-parents à la maison de retraite de Fontès. Chacun dans une petite chambre, ils laissent venir doucettement la fin. Nous avons conversé de choses et d'autres. A plusieurs re­prises, un malaise profond m'envahissait : le monde triste et figé de cette vieillesse en chambre me prenait à la gorge. « Du lit à la fenêtre, et puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit » nous chan­tait Brel.
Reste que mes grands-parents étaient tout heureux de me voir et semblaient touchés que j'ai fait cet aller-retour éclair pour venir les em­brasser. Mes responsabilités, et peut-être aussi l'envie d'échapper au terrible cafard que j'attrape si je reste plus de deux jours, m'ont contraint à cette furtivité.

Lundi 6 janvier
Reprise du cours des choses. Travail tous azi­muts. Ce soir, pot du Nouvel An avec tous les em­ployés et les dirigeants de la Seru et de la Sebm.
Obligé de faire un petit discours, je leur ai sou­haité de travailler davantage, de mieux se respon­sabiliser, et de voir en 1992 une année difficile : tout ça pour les mettre en forme nom de dieu !
Ce soir, et par ordre de préférence bien sûr, petits instants avec une Kate pétant le feu, et court moment avec mon Olivetti, portable du ton­nerre.

Jeudi 9 janvier
Sanction du laxisme en comptabilité analytique : une sale note au putain de contrôle. Je me prends un cinq sur vingt dans les gencives. Seul moyen de me rattraper : passer des heures et des heures à faire des exercices. Mais dégager du temps pour ces conneries, c'est presqu'inhumain.

Mercredi 15 janvier
Horreur : déjà la moitié du mois qui s'est barré. Rien griffonné depuis quelques jours, tant les pré­occupations sont diverses, importantes et parfois vitales.
Doux week-end avec Kate. Quinze jours sans nous voir, ça commençait à peser lourd, dans tous les sens du terme pour moi. Inauguration de mon ordinateur portable par Kate : elle tape quelques lignes de mes notes perso. avec un doigt et finit par faire honneur à mon engin lorsque je me glis­se entre la chaise et son joli fondement.
Le mois de janvier s'annonce difficile pour les rentrées financières. Il faut que je fasse accélérer le mouvement, que j'ai un œil sur tout ce qui se fait dans les différents de la Seru, et que je donne un coup de fouet revi­gorant à ceux qui s'embourbent confortable­ment dans le fonctionnariat.
Je dois gérer et chercher des solutions aux défi­ciences, après en avoir cerné les causes. Tout cela demandera du temps pour être au point, et beau­coup de coups de pied au cul. Je dois être très vite, ainsi que chacun des employés, à la hauteur de la maxime de Virgile qui accompagnera l’emblème choisi par Heïm pour la Seru : « Le travail opiniâtre triomphe de tout ».
Vu hier soir l'un des responsables de la Poste d'Amiens, à la tête du service postcontact. Vieux petit bonhomme, genre René Tendron de la Bourse sur la Une, qui écoute sans rechigner mes inquiétudes et ma révolte : conviction et preuves que les prospectus ne sont pas distribués, menace de se tourner vers le privé et de dénoncer publi­quement l'escroquerie du postcontact, demande d'enquêtes circonstanciées et de garanties pour l'avenir. Pour lui, je suis loin du petit client : avec un marché potentiel d'un million quatre cent mille francs par an (et sans compter nos dépenses d'affranchissements) nous sommes certainement le plus gros consommateur de postcontact dans la région. Alors gare...
Demain matin, rencontre avec Arheux (le pépère directeur administratif et financier) du ban­quier de la seru. Lui aussi devra « écarter les cuisses » comme nous a dit Heïm. Il est impossible qu'il persiste à nous refuser un découvert. Il a bé­néficié de la progression de notre chiffre d'affaires et il ne nous accorderait pas de facilité de caisse ! Marre de ces rentiers frileux qui se calent sur leur bourse !
Je filerai ensuite vers Paris : un contrôle de droit fiscal m'y attend pour dix-huit heures. Sa­crée journée !

Dimanche 19 janvier
Le parti socialiste est encore la proie des Zorros de la Justice. Laurent Fabius devient secrétaire général le jour même où le siège fait l'objet d'une perquisition. Ce soir, il visite la Sinclair, la moue en avant, pour justifier toutes les malversa­tions passées.

Mardi 21 janvier
Actualité : crash d'un Airbus A320 sur des cimes françaises. Quatre heures de localisation de la catastrophe dans un pays comme la France. In­sensé ! Des gens encore vivants sont restés tout ce temps par un froid de moins quatorze degré.
Heïm nous expliquait à midi toutes les possibilités tech­niques qui existaient pour éviter les retards de ce genre. Qu'aurait coûté le fait de mettre une balise à la queue de l'avion (partie qui a le plus de chance d'être in­tact, c'est là où se trouvaient les rescapés) en plus d'une à la tête. « Quand un avion s'écrase... » Lacouture fait mine basse.
Petit retour en arrière : week-end délicieux avec Kate. Le temps passe et nous sommes de plus en plus accrochés l'un à l'autre. Toujours de petits accrocs çà et là, mais rien de grave. Notre ten­dresse est totale. L'amour que nous faisons est d'une bien meilleure qualité les acoquinements passant. Kate me prépare un petit plat succu­lent. Elle est plein de projets pour aménager ma chambre. Très gentille. Je l'aime sans conteste.
Côté pro : beaucoup de choses à faire, des ser­vices à surveiller et de l'argent à faire rentrer. Vu Martine Dugant pour la promotion et Michel Leborgne pour le commercial.

Samedi 25 janvier
Cette semaine, conversation avec Heïm qui ressent mal mon irrésolution. Depuis la venue de Kate au château et l’émerveillement créé, nombre de facettes se sont assombries. Principalement : l'attaque des parents de Kate qui ont sali sans scrupule notre bonheur ; le peu d'empressement qu'ils ont manifesté à me rencontrer sous prétexte d'emploi du temps chargé (et moi donc !) ; les vues réductrices de Kate concernant notre ave­nir éventuel ; l’enlisement général de la situation ; mon indétermination face à tous ces points. Kate a 24 ans, lourde et dangereuse est l'influence parentale. Je dois très vite la prendre avec moi, pour que la situation ne devienne pas insoluble.
Mes engagements fondamentaux, et les choix que j'ai faits, depuis tout petit, devront seuls déter­miner mon avenir. Si Kate s'associe à mon am­bition elle deviendra ma femme, sinon nous de­vrons revoir la teneur de notre relation. J'espère seulement que son besoin d'exister et ses com­portements névrotiques ne foutront pas tout à terre.
Expliquer ma passivité ? Une introspection est toujours difficile. Surveiller mes penchants mé­diocres et mener ma vie pour le mieux.
Vu une fin de reportage chez quelques olibrius du cinoche. Jean-Jacques Annaud apparaît excité par le résultat des premières entrées parisiennes pour le film l'Amant.
Infect milieu où l’on se tâte, se baisouille, même si la rencontre vient d’avoir lieu. La petite comédienne de 17 ans est emportée par les obligations de tendre ses joues, en attendant peut-être d'accorder sa bouche et son cul à des inconnus, accointances de son réalisa­teur. Mignonne et fraîche : petit être bientôt en perdition. Le parisianisme me fait vomir. La décon­traction affichée interdit toute relation de qualité. Ces gens, aux inhibitions multiples, traînent leur laisser-aller relationnel sans honte. Saloperie de civilisation !
A noter : beaucoup plus contraignant de coucher sur le papier les mauvaises choses que l'on pense de soi et une analyse poussée de son comporte­ment que de critiquer les figures publiques. Ça m'apprendra...

Vendredi 31 janvier
Fin de mois très juste pour la Seru. Le Crédit agricole, qui re­cueille nos rentrées depuis cinq mois, n'a pas l'air de vouloir mettre son putain de « bon sens en ac­tion ».
Deuxième rencontre dans nos bureaux : le sous-chef de l'agence, en compagnie d'un repré­sentant fringant du marché des entreprises, tient une mine décomposée. Je comprends, en le voyant, qu'il n'a pas réussi à convaincre le dynamique blondinet coupe au bol. Arheux et ses chiffres à mes côtés, je fais le grand dans la présentation de nos activités, de nos projets quant au développement du service commercial, de notre politique très per­sonnelle du stock, etc. En bref : la chance ex­trême qu'a le Crédit agricole (riche d’une clientèle bourbeuse) de nous avoir comme client.
Il leur faut un exercice entier. Absurde : notre activité est centrée sur l'exploitation et le développement de la presti­gieuse collection MVVF qui n'en est pas à sa première année d'existence. La frilosité ne se cache plus chez ces grippe-sous aux chaussettes colorées. Tout n'est pas bloqué : sitôt les documents fiscaux éta­blis, nous obtiendrons des facilités, à répartir entre la ligne d'escompte et la ligne de crédit, se montant à 8 % du chiffre d'affaires annuel.
Autre institution dans le collimateur : la Poste. Presque sept cent mille francs (entre les post­contact et les affranchissements) que nous avons déboursés à leur profit depuis septembre. Cette semaine, ap­pel de leur représentant de Péronne qui nous menace d'un contentieux si nous ne payons pas notre dernière facture avant le 31. Nous leur donnons un mois pour que ça bouge et qu'enfin on nous explique la baisse dramatique des retombées pendant trois mois.
Pas question de se contenter d'un mutisme compréhensif ou d'entendre des fadaises du style que notre pros­pectus a été distribué avec ceux de notre concur­rent Bastion. Cet éditeur a reçu une claque terrible quand, lors d'une diffusion de prospectus sur l'Yonne, l'association RU a vendu 4 000 exemplaires du Quantin, prouesse remarquable pour un ouvrage d'histoire départementale. Alors pas de bobard.

Février

Samedi 1er février
Nouvelle embrouille dans l'Etat socialiste. Georges Habache, leader terroriste du FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine) est accueilli sur le sol français pour se faire soigner les boyaux de la tête. Version officielle : décision prise par quelques hauts fonctionnaires sur la de­mande expresse de Georgina Dufoix ; aucun des ministres n'était au courant. La presse, toute excitée, graisse ses caractères, l'opposition charge ses canons, le parti socialiste tortille du fondement, et l'Etat saigne ses lampistes.
La France vient encore de tendre son cul à la scène internationale et de recevoir sa dose en plein dans le mille. Ni première, ni der­nière fois. L’inconséquence des hautes instances po­litiques n'est certes pas nouvelle, mais l'accélé­ration du processus de déliquescence des mécanis­mes de l'Etat prend un tour inquiétant.
Johnny Hallyday, dans son dernier album, nous cause de ses problèmes personnels : « Un homme ça vieillit, un homme ça s'oubliiiiieuh ». Faut vite mettre des poupinettes, pépé !
Kate va bien, hormis ses petites choses qui l'ont fait souffrir. Nous devons avoir des conversations fréquentes pour dissiper les zones de floue et les hypocrisies ambiantes. Très tendre avec moi, elle devra mettre ses paroles en action.
Coup dur : Michel Leborgne m'apprend que sur les quatre commerciaux que nous devions ren­contrer lundi, suite au premier contact, aucun ne viendra. Autre chose ailleurs ou pas assez de fric pour assurer le mois de mise en route. Il va falloir redoubler de vigueur pour mettre en place ce ser­vice commercial, et resserrer la vis des autres services.

Mardi 4 février
Le Président Fanfan, frais comme un gardon malgré l’attaque de la maladie, est passé ce soir sur le petit écran. Face à lui Henri Sannier et Pa­trick Poivre d'Arvor, deux mastodontes du Vingt Heures, s'essayent aux titillations du Président. Raison d'être du tableau : la venue de l'infréquentable Habache, « terroriste à la retraite » comme nous l'a peint le Dieu croûton. Fanfan est visiblement irrité par le tintouin des manieurs de plume sur cette Affaire dernière cuvée. L'entretien avec les deux hommes de télévision est tendu, truffé de sous-entendus, parsemé de pics vengeresses ; tout cela pour un résultat bien maigre au goût des commentateurs zavertis : convocation vendredi du Parlement en session extraordinaire.
Dans ce fatras indigeste, il n’apparaît pas illogique qu'un Mitterrand accueille un Habache (« Qui se ressemble s'assemble » dit la sagesse populaire). Une seule chose me chagrine : le sentiment de trahison ressenti par nombre de victimes des attentats de 1985 et 1986. Pour le reste, cela fait belle lurette que les représentants de l'Etat, nichés dans ses différentes institutions, ont perdu l’essentiel de ce qui favoriserait la réaction salutaire face à la gravité de certaines situations.
Ce matin, promenade avec Alice dans le parc du château.

S'aérer le corps et les neurones ne peut être que salutaire pour la poursuite de nos actions. Nous profitons de ces quelques pas dans la rosée hivernale pour faire le point des nombreux problèmes à résoudre et de la barre à redresser très vite. Un bout de temps que je n'avais pas foulé le sol des champs et des grands bois. Grand bien de sentir se bousculer dans le crâne les images de l'enfance. Je me concentre un peu plus pour écouter les conseils judicieux d'Alice, mais très vite mon regard file vers les feux lieux de jeux.

Dimanche 9 février
23h30. Nuit courte avant de prendre mon baluchon pour retourner au labeur. Réunion prévue lundi après-midi avec les chefs des services promotion, commercial et comptable. Il faut insuffler une nouvelle vigueur aux deux premiers secteurs et miser sur les rentrées à court terme.
Compagnie de Kate une partie de ce week-end. Je remarque de fréquentes incompatibilités dans nos manières d'être et de penser. Notre attachement l'un à l'autre est profond, mais ça ne doit pas me faire perdre ma lucidité. Kate devra rapidement se jeter à l'eau et dompter son indétermination. Je dois normalement rencontrer ses parents avant la fin du mois.
Samedi, cérémonie d'ouverture des XVIe jeux olympiques d'hiver. Une jolie bande de fainéants qui ne pensent qu'à s'amuser, malgré tout ce qu'il y a à faire dans le monde. Du propre.

Dimanche 16 février
Hier soir. Je suis dans les conditions idéales pour passer la soirée au chaud dans ma chambre, et en solitaire. Kate s'en est allée faire un petit tour en Dordogne pour assister à une messe donnée pour la date anniversaire de sa défunte marraine. Mon père, que je devais voir ce samedi soir, m'appelle vers six heures pour m'informer qu'il est cloué au lit, pris de vertiges dès qu'il tente une levée. Je décide alors de me mettre à l'ordinateur pour corriger la partie de mes notes perso qu'Alice a tapée.
Musiquette du téléphone : je décroche et entends une petite voix hésitante qui demande à parler à « Monsieur Dacroze ». « Monsieur Decrauze ? C’est lui-même » je réponds avec la perspicacité qu'on me connaît. « Je ne sais pas si vous vous rappelez, ça fait deux ans, nous avons parlé dans un tgv, et vous m'aviez laissé votre téléphone. » Je situe le personnage immédiatement : fille déchirée qui m'avait raconté ses tourments. Emu et lourd d'une trique qui n'avait jamais servi à l'époque (juillet ou août 90) j'avais été légèrement entreprenant et je lui avais écrit sur un bout de Kleenex mes coordonnées.
Vingt dieux quel retour ! Si elle m'appelle, c'est qu'elle ne va vraiment pas. Elle m'explique qu'elle a besoin de parler à quelqu'un, ne supportant pas (tout en la recherchant) la solitude. Aïe : moi plus dispo madame ! J'accepte de la rencontrer, tout en lui précisant d'entrée que j'aime une jeune femme et qu'il est hors de question de jouer des attributs avec elle. Bien compris.
D'une nature excessivement gentille, je me rends chez elle. Nous restons cinq minutes, le temps de me désaltérer, puis je lui propose d'aller manger dehors. Nous discutons à bâtons rompus : ses problèmes en tous genres, son désespoir, mon amour de Kate, mes activités... J'essaie tant bien que mal de lui remonter le moral.
Son scénario est classique : drame d'une première histoire d'amour manquée, et puis la galère en solitaire. A 28 ans, elle n'a rien construit et se retrouve dans un milieu professionnel riche en débiles légers : les préposés des postes. Dramatique gâchis d'une paumée pleine de contradictions. Seul point positif : elle reconnaît en moi un « être exceptionnel ». Minuit et demi passé, je prends un taxi pour retourner à mon dodo.
Plan professionnel : lundi, réunion avec les chefs de service, Leborgne, Dugant et Arheux, et Déoles comme chargée de mission. Chacun fait le point de son activité. L'objectif du mois : faire de l'argent à court terme. Il faut se battre pour réaliser un chiffre conséquent et mettre très vite en place le service commercial qui reste embryonnaire depuis septembre 1991.
La France est rongée par le chômage. Le mois dernier, nous avons passé pour près de 10 000 F d'offres d'emploi dans plusieurs journaux : peu, voire pas de réponse. Avec leurs garanties sociales extravagantes, les socialistes ont fait du pays un nid d'assistés qui n'ont nulle envie de retrousser leurs manches.

Lundi 17 février
Dans le train de 6h44, destination Amiens. Je me sens frais comme un gardon par ce matin nuiteux.
Dimanche, à minuit moins le quart, n'entendant rien venir des Telecom, je décide d'aller sonner trois coups chez ma petite amie Kate. Habituée à rendre coup sur coup, ma petite chérie ne tarde pas à se manifester. Tendre et amoureuse, chuchotant des « je t'aime » à vous émouvoir un don Juan blasé et converti à l'érémitisme, Kate m'écoute narrer mon périple du samedi soir. Très touchée par ma disponibilité à aller consoler une âme en peine. Nous nous quittons l'oreille chaude des intonations de l'être aimé.
Vu hier mon père. Il m'apprend qu'une radio parisienne (fip) a annoncé que des astrophysiciens auraient découvert un trou noir formé au cœur de notre galaxie. Loin de prendre ça pour une histoire salace saucée, très facilement sujet aux angoisses métaphysiques, il s'est demandé si telle serait la réalisation de la prédiction nostradamusienne d'apoca­lyp­tique fin du monde.
Calculs faits, le trou se déplaçant à la vitesse de la lumière, nous avons encore un peu de temps : 10 000 ans avant qu'il nous atteigne. Il est même possible que d'ici là, repu, il explose. De toute façon, il n'y aurait pas grand changement, pour notre civilisation de l'entassement, à se retrouver concentrée dans une fente cosmique.

Pour en revenir à des choses plus mesquines, pauvre mortel que je suis, je constate que notre monde poursuit sa tourmente infernale.
Alors que je suis douillettement assis dans un wagon sncf, alors qu'à mes côtés une étudiante lit La République de Platon, et ce sans broncher, le chaos se généralise.
Ainsi l'Algérie qui joue, depuis quelques semaines, au feu et au sang. Pour avoir un exemple de la tartuferie du système démocratique, il suffit juste de traverser la puante Méditerranée. La partie du peuple inspirée par les Mollah, le FIS et les intégristes activistes peuvent se carrer bien profond leur carte d'électeur et aller se revoiler. Nos bons penseurs hexagonaux parlent d'absence de culture démocratique, expliquant la nécessité d'une dictature transitoire, le temps de faire la peau à tous ces islamistes. Au final, la solution est lumineuse : marquer au fer rouge tous les contempteurs de la démocratie, les entasser dans des camps et y foutre le feu, par Toutatis !

Jeudi 20 février
Ce matin, à huit heures pétantes, je me pointe à la Sorbonne pour y subir l'épreuve (examen blanc) de droit fiscal. La précision de mes connaissances étant très aériennes, j'ai du me raccrocher au petit, mais costaud, code Dalloz. J'espère limiter les dégâts.
Le service commercial de la seru doit intervenir très vite pour rapporter de la facturation fraîche. La promotion voit son chiffre d'affaires décliner ce qui provoque un décalage entre l'argent que l'on fait rentrer et l'émission de nouvelles factures. Avec Michel, préparation de son emploi du temps pour mars. Gros forcing pour aérer un peu les finances.
Livraison, mardi prochain, d'une machine à relier MR77 de chez Jud. Ce matériel doit nous permettre d'activer notre politique de réassorts puisque nous pourrons très rapidement ressortir un titre en rupture de stock à un très petit nombre d'exemplaires.
Longues discussions au téléphone avec Kate aujourd'hui. Je continue mon travail de fond pour la convaincre de ma vision quant à son attachement excessif à sa famille. Je dois rencontrer ses parents dimanche. Alléluia. Je serai courtois mais ferme.
Les J.O. d'Albertville encombrent toujours les ondes. La France vît à la chaîne ses succès et ses déceptions.
Côté actualité mondiale : déconnexion complète de ma personne. Trop à faire pour suivre les singeries répétitives d'ici-bas.

Mars/Avril


Dimanche 1er mars
Minuit dix. A l'aurore de ce dimanche, je fais le point.
Je déjeune aujourd’hui chez les parents de Kate. Rendez-vous annulé, la semaine dernière, suite à une énorme engueulade dans le couple : cris et casse, la veille de mon invitation.
Les nerfs en pelote, Kate vient passer quelques jours à Pantin. Petite femme dans mon antre, elle m'accueille mercredi soir avec un dîner aux chandelles et des petits plats frais, et amoureusement décorés. Délicieuse soirée.
Je vais voir ses parents pour clarifier plusieurs choses, avec gentillesse mais fermeté. Les sentiments qui me lient à leur fille : pas un coup de queue en passant, mais une véritable envie de construire une vie avec elle. Mon existence et mes choix : le parcours peut-être singulier que j'ai suivi, l'élan, depuis tout petit, vers ma famille affinitaire, mes ambitions pour les années qui viennent. Hors de question pour M. et Mme F. de porter le moindre jugement négatif sur tout cela. Voilà la petite synthèse de ce que j'aborderai.
Du côté pro, mars devrait être le mois de tous les sursauts. Certes le mois de février se termine avec une trésorerie positive, mais l'illusion est très vite percée :
reculer les échéances est un moyen efficace sur une petite période. Le tout est de ne pas se laisser ronger par le fonctionnariat.
Sursaut promotionnel : Martine Dugant et sa bande, grâce à la machine à relier installée mercredi dernier, pourront facturer de nombreuses commandes en attente. Il faut que ce service se secoue les puces.
Sursaut commercial : Michel Leborgne retourne au casse-pipe, et c'est tant mieux pour la société. Deux mois à vide expliquent notre piétinement. Nécessité de faire du terrain pour rendre viable ce service. Dame Cotillon gratte depuis soixante jours et pas un ordre d'insertion n'est passé sur mon bureau. Ce mois est décisif pour la suite de notre collaboration.

Mardi 3 mars
Plus le temps de suivre ma vie au jour le jour. Me voilà contraint de plus en plus au flash-back.
Dimanche, déjeuner chez les parents de Kate. Pas très reluisant, le résultat : énorme déception de ma chérie qui croyait à la grande réconciliation. Je ne me sens aucune affinité avec ces gens. Piètre père qui tremblote à chaque gueulante, tout en masquant ses propres misères. Mère antimaternelle, d'un égoïsme revanchard par rapport à sa fille. Pas gâtée la belle ! Voyons ce que l'avenir nous réserve.
La seru doit remuer ses fondements et grandir. Le chiffre d'affaires stagne depuis quelques mois (autour de 750 000 F) et ceci est dû, notamment, au grand vide qu'est le service commercial.

Mercredi 11 mars
Les journées défilent à une allure insensée. Le parfum des examens, le torrent professionnel et les mignons de Kate me monopolisent. Peu de répit pour les relater ici. Je profite du train corail qui me ramène à Paris pour faire le point.
Vendredi dernier, Kate prend un repas avec Heïm. Occasion pour elle de confier ses problèmes et d'exprimer ses interrogations ; pour Heïm de mieux connaître mon amour. Entrevue très froide, pratiquement tout du long, avec un début de confession vers la fin. En synthèse : effort à faire de ma part pour ne pas lui imposer les choses, mais lui démontrer par l'expérience qu'elles sont bonnes ; pour Kate, réduire son quant-à-soi, s'affranchir progressivement de ses parents et discerner un peu mieux le bien du mal.

Week-end dans la maison de Julie : comme deux tourtereaux enchantés. Petite promenade entre chien et loup dans le parc et ses environs : douceur de vivre sans pareille. Kate, curieuse de tout, me pose mille questions. Nous nous embrassons de-ci de-là, emportés par le charme du moment. Deux jours centrés sur la communion de deux êtres qui espèrent construire leur vie ensemble. Laissons faire le temps pour voir... Samedi, nous fêterons un an d'amour.
La sebm est sur le pied de guerre. Jusqu'alors imprimerie, la structure va prendre son rang éditorial. Nous devons avoir sorti le catalogue à la mi-avril au plus tard.

Jeudi 12 mars
Le centre Saint-Hippolyte m'a montré son gros ventre plein d'étudiants. Venu à 16h30 avec quelques autres pour rattraper un T.D. de droit fiscal des affaires, nous ne parvenons pas à dénicher une salle libre. Le devosien Beynard est navré. Je profite de l'instant pour lui demander de quelle manière on rédige un procès-verbal de liquidation à l'amiable pour une association. L'info gobée, je file me descendre un petit chocolat chaud au café le plus proche. Confortable, je griffonne ces quelques lignes.

La grande parade politique accueille toujours les mêmes pointures. La mixture des régionales mijote pour les services des 22 et 29 mars. La motivation actuelle est de voir le porc puant de Le Pen se balancer au bout d'une corde. Tapie, homme d’affaires au menton enrichi, avait poussé l’anathème jusqu'à traiter les sympathisants de l'extrême droite de « salauds ». Il vient d’ailleurs d’être condamné au versement de quelques francs symboliques. Tous remontés contre le parti populiste du démon borgne, ils craignent de le voir s'emparer de la direction de quelques régions, ce qui serait le signe néfaste d'une ascension, avec, en ligne de mire, les présidentielles de 95, si le vieux Fanfan ne meurt ou ne démissionne pas avant.
L'époque est au léchage des courants écologiques. La publicité, elle aussi, se charge un maximum de verdure, prenant sans hésiter la défense des gentilles froumies. Nos deux figures de proue des mouvements écolos n'ont pas plus d'allure léonine que moi d'œil de lynx.

Brice Lalonde, poilu du crâne comme un lavabo, revendique son indépendance au sein du gouvernement Cresson, assaisonnant son propos d'un « si l'on n'est pas content de moi, on n'a qu'à me virer avant les élections ». Edith est venue calmer le jeu à TF1 pour que le leader de Génération écologie ne s'élève pas au rang de premier martyr vert.
L'Antoine Waechter, frère de sève ennemi, dont la moumoute vient couvrir un chouïa l'occiput, ne brille guère dans son discours. Mettez Le Pen et Waechter face à face, et vous aurez l'illustration des extrêmes dans l'art élocutoire.
Les préoccupations pour une planète saine dans ses entournures, comme dans ses hauteurs, sont légitimes. On peut s'inquiéter d’une multitude de dégradations galopantes. La réaction doit être, avant tout, individuelle. Que ces deux tristes lurons révolutionnent les modes de vie, cela me semble plus que douteux. Par ailleurs, aucun écologiste n'empêchera les catastrophes naturelles de sévir : imaginons que nous jetions nos aérosols et qu’un mégamétéore vienne culbuter notre bonne vieille terre. Mais bon... voyons l'évolution.
Mardi 24 mars
Ceci dit, comme me le suggère à juste titre Alice, ce n'est pas parce qu'un météore peut faire exploser notre terre qu'on doit faire son caca partout.


Mercredi 1er avril
Non, non ce n'est pas un poisson, je me pointe bien pour écrire. Je me dois de faire le tri des choses marquantes.
Comme prévu, les socialistes ont pris une pâtée retentissante, tant aux régionales qu'aux cantonales. Edith Cresson ne va pas faire long feu à la tête du gouvernement qui lui-même risque de prendre un coup de remaniement dans l'ossature. En attendant la fin de Fanfan...
Du 26 au 29 mars : Salon de l'Etudiant. La seru et Edicom ont leur stand (C-26, partie Presse-édition-communication à la grande halle de la Villette). Objectif pour la seru : recruter des conseillers littéraires, des technico-commerciaux et des bilingues. Je suis présent les quatre jours entouré tour à tour de Michel Leborgne, Christophe Rentrop, Alice, Karl et Maddy. Pour Edicom, Sally et Cotillon se partagent le gâteau. Kate vient nous rendre visite avec une copine.
La méthode de travail est simple : une ou deux personnes sur le stand, les autres en vadrouille pour prendre contact tous azimuts avec les écoles de commerce, les universités, les bts divers, les chambres de commerce étrangères, les ministères, etc. La foule vous prend à la gorge, mais il faut poursuivre jusqu'au bout. Le soir, les oreilles sifflent et les jambes flageolent.
Nous ferons le point de tous les contacts pris lundi prochain : de là doivent découler des initiatives pour les relancer. Rebelote l'année prochaine avec, en plus, le Salon du livre.
Arheux n'est pas venu aujourd'hui. Son service a accumulé plusieurs fautes graves. Sa volonté de partir, alors qu'il y a un mois il avait fait promesse de fidélité, ne tient pas.
Hier, Heïm le rencontre et découvre un homme dégoûté de sa personne, honteux et se défendant de tout. Son penchant, ces derniers temps, était de nous angoisser, Alice et moi, sur les échéances. Son rôle consiste en exactement le contraire : trouver les moyens pour que nous soyons à l'aise et que plus un problème de trésorerie ne vienne jeter de l'ombre. Rien n'est facile certes, mais la situation de la Seru est saine : de 764 000F de chiffre d’affaires en février (nous avions commencé à 550 000F en septembre 1991) nous grimpons à plus de 900 000F en mars, alors pas de faux procès Arheux ! Un petit effort de Leborgne et Cotillon et nous l'atteignons les doigts dans le nez notre million mensuel.
Heïm a en projet de constituer un groupement d'intérêt économique qui nous rendrait plus puissant face à l'extérieur. Le nom est déjà trouvé : Emporium Ornicar (l'emporium est un comptoir de vente en pays ennemi). Ce gie pourrait rassembler la seru, la sebm, Edicom, Cormytel, l'Agdn et Mvvme. Je dois m'atteler à décortiquer tous les points juridiques de cette idée. L'objectif est que toutes ces structures confondues réalisent un chiffre d’affaires de dix millions de francs par mois. Atla ! atla !
Ma Kate chérie est toujours auprès de moi. Il faut que patiemment nous comprenions nos défauts réciproques et que chacun s'améliore de son côté. Si la passion n'est pas constante, je crois à un lien très fort. La difficulté est de faire comprendre à Kate le bien-fondé de mes choix. Le temps et l'expérience sont là pour me faciliter la tâche.
Kate, coquette comme pas une, va consulter lundi sa dermatologue pour éliminer tout risque de voir apparaître sur sa peau claire quelques malheureux points noirs. Mardi matin, elle se réveille le visage gonflé et rouge : réaction allergique à la crème. Panique et angoisse, le soir, l'état empirant. Au téléphone, je lui suggère d'appeler un médecin. Elle ne le verra que le lendemain matin. Le diagnostic est confirmé.

Jeudi 2 avril
Fanfan n'a pas perdu de temps. Avec une vivacité de jeune loup politique, il vient de mettre à bas ce matin le gouvernement Cresson et de composer avant minuit celui de Bérégovoy, l’homme aux chaussettes mitées. Le Béré est un fidèle de Fanfan. Présent dès la fondation du PS en 71, il est de ces dinosaures du parti qui rassurent le peuple de gauche avant la chute mitterrandienne. Le pas très urbain Tapie est promu ministre de la Ville. Les incontournables Lang et Dumas poursuivent leurs œuvres dans la haute fonction publique. Il ne reste à ce beau monde qu'une année, avant que la sanction des législatives ne tombe. Pour ceux qui croient au dieu Tonton, un retournement peut se produire. « On peut rêver », nous disait Fernand Raynaud.

Vendredi 3 avril
Arheux s'est défilé. Son service avait accumulé plusieurs erreurs, il avait laissé traîner plusieurs choses urgentes à faire (notamment les tarifs pour la sebm) et il ne trouvait rien de plus accommodant que de nous angoisser à tout va, plutôt que de chercher des solutions et de se battre pour que tout aille mieux. Côté banque, il ne nous a pas décroché un découvert, alors que Alice est sur le point d'en obtenir un pour sa société qui a une situation autrement moins saine que celle de la seru. Lachtouille et incompétent pour résumer.

Lundi 6 avril
Minuit approche. Je viens tout juste d'abandonner Kate à ses songes. Elle rentrait d'un partiel en droit commercial. Son jugement est net : échec. Ma pauvre Kate laisse trop facilement se détériorer sa vie et ses facultés par un psychisme démoralisateur. Nouvelle échéance dans quinze jours : je lui demande de se fixer un planning monacal pour mener à bien ses révisions. Le comble de ses manquements, c'est qu'elle en connaît les causes, mais ne cherche en rien à s'améliorer. Je lui demande de mesurer le poids de chaque décision : le laisser-aller dépressif pour subir son malheur de demain, ou le labeur d'aujourd'hui pour s'assurer la réussite.
Je ne souhaite pas que notre union vive d'éternels recommencements, mais progresse constamment. La confiance absolue et réciproque s'impose.
La Seru bouillonne. Mille choses sont en plan. Demain arrive l'assembleuse Spacesaver et son module agrafage/pliage Kasfold.

Jeudi 9 avril
Hier, de retour vers Paris, je mets à profit ma halte à Amiens. Gros sac à la consigne, je déambule dans le centre commercial près de la gare. Arrêt chez Martelle, sorte de grande librairie-bazar. Arrêt sur les livres du moment. Entre la biographie de la fracassante Madonna et le témoignage scandalous de la frisottée Toya Jackson, je ne déniche rien qui me captive. Le père Vergès nous explique en gros caractère que la justice est un jeu ; Edouard Balladur philosophe sur les modes et les convictions ; le spécialiste ès communication Thierry Saussez établit les apparentements entre Tapie et Le Pen, chacun populiste selon son registre. Je passe sur les mille et un romans pour mouillage en chambre. On se sent bien ratatiné de la plume face à toute cette littérature plus ou moins encombrante. L'écriture devrait être réservée à l'essentiel (j'ai beau jeu !), à l'intelligence du propos, et non aux agitations neuronales. « L'activité occupation­nelle », comme dit Heïm, devrait se situer dans le collage des timbres et non dans le grattage de papier.
Je fuis ces étalages, fonce vers le coin bazar et tombe nez à nez avec un gros pinpin en peluche, grosses oreilles sur les yeux et papattes roses. Ça, c'est pour ma Kate. Petit cadeau du soir, l'aimée fond devant ce lapinou tout doux.

Vendredi 10 avril
19h40. A l'instant, en route vers le château. Une heure avant, j'étais plongé au fond de Kate, propulsé vers des cimes célestes. Le système universel tressaute dans ma poitrine avant d'exploser sans demander son reste. Kate, sauvageonne en soubresauts, aspire son bonheur sans pouvoir contrôler la montée en puissance. Bref : une belle partie de jambes en l'air.
Me voilà mal à l'aise dans un wagon sncf bourré, à l’air nauséabond ; combien je regrette la sueur fleurie de mon aimée.
Ce week-end, salon du livre à Péronne. Je dois m'y rendre avec Alice. Occasion de montrer à la région l’agrandis­se­ment de notre collection.
Vu Jean-Claude Bourret sur la Cinq agonisante. Je me contrefous que cette chaîne disparaisse, mais je salue la fidélité et la détermination de ce journaliste chevronné. Battant dès le début, il est à l'origine de l'association de défense de la Cinq qui compte à ce jour plus d'un million deux cent mille personnes. Dimanche prochain, à minuit, le trou noir aura raison du trou financier. Le personnel a fixé sa veillée funèbre dès 20h50.
Cette chaîne, comme la sympathique Marie-Laure Augry qu'elle abrite encore pour quelques jours, cache ses postiches. Les cotillons de Goude, grand prêtre du relookage de la Cinq, n'ont pu faire oublier la gestion désastreuse de l'entreprise. Le pouvoir socialo n'ayant eu aucun geste bienveillant à son endroit, la loi du marché a joué à plein.
Le soleil est gros et orangé à l'horizon. Après les zones pestilentielles, nous voilà traversant des espaces sains. Quelques bosquets de-ci de-là, et de grandes étendues vertes, blé de demain.
Fanfan mité va bientôt se présenter pour disserter sur le mode choisi en vue de modifier la Constitution. Les accords de Maastricht viennent déranger la loi fondamentale du feu Général, ce qui doit ravir notre Président. Désertant les affaires intérieures, il prend goût à la construction européenne : plus nébuleuse pour ce qui ne touche pas à l’agriculture, plus confortable pour lui.

Dimanche 27 avril
0h07. Prince, Kravitz and Seal éclatent mes tympans, et je me résous en cet horaire de début du monde à faire glisser mon Sheaffer sur ce Clairefontaine quadrillé.
Vacances de Pâques pour les parigots : je profite que la Sorbonne a clos ses lourdes portes pour passer ma semaine en Picardie. Dès lundi, je fonce à la Seru pour réactiver mes dossiers.
Ce jour, passage à la Fnac du forum des halles. Pris au ventre d'une envie de bouquins, je vais fouiner dans les étalages. Pour faire contrepoids aux ouvrages de droit, je m'achète L'état des sciences et des techniques sous la direction de Nicolas Witkowski, et Des ponts vers l'infini - Des mathématiques à figure humaine de Michael Guillen. Je me trouverai bien une vingt-cinquième heure dans la journée pour les parcourir.
Sur le quai du métro, je vois arriver un vieux modèle des années 30, rouge et beau comme un camion. La ratp, qui va bientôt remplacer ses vieilles rames, nous propose de monter à bord de ses reliques. Pittoresque à souhait.

Mardi 28 avril
Heïm reçoit au château Gazel et Poulet, deux compères des PTT, pour mettre les choses au clair quant aux problèmes que nous avons connus avec les postcontacts et pour révéler les crapuleries du ras-de-sol Bousier, parangon du Petit Taré Teigneux.
L'Europe qui se prépare nous réserve de bien mauvaises surprises. L'uniformisation technocratique, le Bien et le Mal imposés sans subtilité et sans prise en compte des singularités de chaque pays : les anti risquent de se chauffer à blanc. Dernière aberration : l'interdiction prochaine de faire couper les oreilles de ses chiens. Imaginez la gueule de nos bergers allemands et de nos bas-rouges. La légitimité de ces apparatchiks est à mettre en suppositoire sans hésiter.

Jeudi 30 avril
Demain matin, je pars avec Heïm, Vanessa, et Hubert visiter le château d'Au que nous allons acheter (...). Pour Hubert et moi, premier contact avec cette propriété « qui nous appelle » comme dit Heïm.
L'effet est paraît-il très étrange : repoussante au premier abord, on est rapidement ensorcelé par son charme et ses accents blessés. Comme un petit, je frissonne d'impatience d'aller fureter dans ses terres et ses recoins.
Je m'occupe actuellement des modalités de constitution d'une SCI, permettant l'achat à long terme, qui sera gérée par Hermione et Sally. Si les travaux sont réalisés comme Heïm le souhaite, dans les années à venir, le château et son domaine seront de vrais joyaux.
Le chiffre d’affaires de la Seru pour le mois évolue correctement : nous allons dépasser le million de francs. Il nous suffirait d'un putain de découvert pour que tout baigne.
Point noir du mois : les rentrées libraires. Ces partenaires commerciaux font un peu partout faillite et ne payent plus. Il va falloir être plus systématique, menaçant dans les relances et adopter de plus en plus la formule du proforma.
Ce jour, une grosse frisottée, puante des aisselles, employée comme conductrice-reprographes sur la Sebm, vient chercher des crosses à Hermione : elle prétend que les employés ont droit à un pont par an, qu'ils peuvent choisir, et qu'elle a bien la ferme intention de ne pas être là en fin de semaine prochaine.
Informé, j’effectue quelques recherches et lui fais renifler le néant légal : les ponts ne sont pas réglementés, et en cas d'absence de dispositions dans la convention collective, la décision appartient à l'employeur. La grosse est partie d'un rire jaune désa­busé.
Le nain gras Bouvard et le petit bout Dechavanne conduisent ce soir une émission sur le petit écran. Le principe : inviter quelques vieilles personnalités de la tv pour visionner avec eux leurs premiers pas dans la petite boîte. Les hôtes du jour : Pivot, Bellemarre, Martin et surtout la bruyante Evelyne Leclercq. Rarement une animatrice se sera montrée sous un jour aussi défavorable. Elle aurait pu remplacer une bonne poignée de caissières d’hypermarchés du cher Edouard. Il reste à déterminer si l’âge seul est en cause ou si cette vulgarité obéit à des lois plus immanentes.
Hormis cette fausse note, l’émission tient toutes ses promesses et les animateurs sélectionnent parfois de croustillants morceaux : Pivot, le gentil garçon, recevant Bukowski face à un Cavanna agacé de trouver plus incontrôlable que lui. Le pondeur des Mémoires d’un vieux dégueulasse, l'air crapule, s'enfile trois bouteilles avant d'être sorti, titubant, du plateau littéraire.
Jean-Edern Hallier piégé par Le Petit Rapporteur qui lui envoie deux faux journalistes, Daniel Prévost et Pierre Desproges : les deux compères s'engueulent et finissent par se retourner des torgnoles pour enfin se rouler par terre. Hallier leur lance, dans un sursaut d’à-propos : « Relevez-vous messieurs, un peu de dignité ».
Après douze heures de train, Kate est arrivée ce soir à Lavelanet chez ses grands-parents. C’est le jour de son anniversaire : je lui avais fait envoyer quelques roses rouges.

Mai/Juin

Vendredi 1er mai
Petit changement de programme : visite du château d'Au cet après-midi avec Heïm, Vanessa, Alice, Hubert, et Karl.
Le petit village aime son château. Sans grille, il n'a fait l'objet d'aucun vandalisme. Bâtisse du XVIIIe siècle, il domine son peuple en toute bienveillance. Nous le découvrons derrière un immense marronnier et quelques autres gros arbres. Dans son cocon vert, il charme de suite. Heïm nous le fait découvrir avec tous les travaux qui le transfigureront dans les années qui viennent pour en faire le nid rêvé : ajout d'une aile sur le côté gauche, d'une tour à l'arrière, aménagement d'un deuxième étage confortable à la place actuelle du grenier, et multiples changements de toutes sortes. De chaque côté du château, deux allées bordées d'arbres lui donnent toute sa majesté et insufflent une sérénité esthétique au lieu. A l'arrière, parc et bois en friche. Château final ou pas, j'y suis déjà passionnément attaché.
Je retourne ce soir à Pantin pour être de bon matin à Eurodisney, une demie heure avant l'ouverture. Journée de divertissements pour Maddy, Sally, Alice, Hermione, Hubert, Karl et moi. En espérant que le ciel ne nous dégringole pas sur la tronche, par Toutatis, et que le monde se fasse discret.

Lundi 4 mai

L. Decrauze _ 1992
Samedi, sans Sally, nous nous sommes aventurés dans l'univers d'Eurodisney. Le mégaparc de loisir, abondamment visité, a été l'objet de nos investigations de 9h à 23h30. Parmi les nombreuses attractions que nous sommes parvenus à faire, quelques belles réussites : un voyage dans l'espace avec l'impression d'être dans un vaisseau spatial engagé dans la guerre des étoiles ; Michaël Jackson en relief dans un film et incarnant le cap'tain’ Truc-Machin ; une maison hantée dans laquelle se succèdent des phénomènes splendides d'atrocités, et notamment l'utilisation fantastique des hologrammes pour donner forme aux revenants ; des montagnes russes aux élans américains, etc. Point faible : quasi impossibilité de se ravitailler en nourriture consistante, entre les petites maisons abritant des serveurs d'une lenteur escargotesque et des ambulants limités aux glaces et pop corn, nous n'avons pu correctement nous sustenter.
Pauvre de moi : non content de me trimballer avec un rhume tendance bronchite, je me suis récolté un méchant coup de soleil sur le bout du pif et le reste de la face. Le soir, au dodo, mon état apparaît piteux pour quelqu'un sortant d'un monde dit merveilleux. Voilà où l'on devrait mener les petits enfants quand ils ne sont pas sages.
L'impérialisme américain, prétendument détenteur du bonheur de l'homme, en a pris un grand coup dans l'aile depuis quelques jours. Rodney King, homme de couleur s’il en est, se trouve en période de mise à l'épreuve suite à une affaire de vol à main armée. Le bougre ne trouve rien de plus sérieux que de commettre un excès de vitesse. Quatre policiers blancs, en mal de défoulement, profitent de l'occasion pour s'accorder du bon temps : en clair, du tabassage de noir désobéissant. Film amateur de la scène : les policiers se retrouvent comme accusés au tribunal devant un jury blanc, et sont acquittés. Ni une ni deux, Los Angeles s'embrase depuis ses quartiers pauvres : l'émeute prend des proportions cataclysmiques. Des morts par dizaines (tuerie par balles, lynchages, incendies) des blessés par milliers, des destructions pour trois milliards de francs (cinq mille bâtiments en cendre) : les p'tits gars ont fait du bon boulot. Bush envoie marines et militaires : le calme revient progressivement. Avant de faire accroire que son pays est le nombril du Nouvel Ordre international, le président américain devrait s’intéresser aux carences éthiques qui minent son pays.

Mardi 5 mai
La connerie a ce soir été sanctionnée par la camarde.

Un match de football, la finale de la coupe de France entre l'équipe de Bastia et l'Olympique de Marseille, avec des supporters surchauffés par la bataille annoncée autour du ballon rond, et un stade de Furiani dont on a voulu doubler la contenance en crétins. Résultat : juste avant le coup d'envoi, effondrement des tribunes ; plus d'une dizaine de morts et plusieurs centaines de blessés. Pour être honnête, le drame en lui-même me laisse indifférent, morts d'ici ou d'ailleurs, ce soir ou dans vingt ans... En revanche, ce qui me navre, c'est l'aboutissement funeste de la Bêtise cathédralesque de ce genre de manifestation préparée à la va-vite. Etant donné l'émotion populaire que cet événement suscitera, les politiques ont pris les devants : message compatissant du vieux Fanfan, minute de silence chez les députés... L'arsenal dramaturgique est sorti.
Nous attendions à la seru pour aujourd'hui un olibrius de la direction du travail. Rien à l'horizon.

Mercredi 6 mai
Comme prévu le tintouin a été d'enfer. Gros titres dans la presse, éditions spéciales des médias, déplacement du président, constitution d'une commission d'enquête... Ce que j'ai parfois entendu de personnalités comme Tapie est ahurissant : « Et pourtant, on leur avait bien dit de ne pas taper des pieds ! ». Alors évidemment, c'est bien fait pour leur gueule. Absurde.
Marlène Dietrich, l'ange bleu aux grands panards (vision que j'ai gardée d'elle dans un dessin animé de Tex Avery) a rejoint les cieux. Je trouve extraordinaire qu'une femme comme elle ait assumé sa vieillesse (90 ans avant de rendre l'âme) sans s'étaler sur la place publique.

Vendredi 8 mai
Dans le train, de retour vers Paris. Un intrus, puant de la clope, me fait chier les tympans à déblatérer des conneries.
Aujourd'hui, journée physique à retaper le parc du château. Chacun à sa tâche : tonte, ratissage, désherbage, peinture. Pour ma part, toute la journée sous haute pression : début par le nettoyage du tour du château au kärsher, fin au pistolet à peinture.

Jeudi 21 mai
Les examens qui approchent ne me laissent décidément pas de temps pour narrer mes journées. Tant d'événements sont arrivés depuis : mon retour avec Kate au pays d'Eurodisney, mes premiers frissons dans la piscine du château, le financement pratiquement acquis du château et des travaux par deux banques, la confirmation du projet de constitution du Groupe Ornicar, GIE dont je serai l'un des vice-présidents...
Dans quelques heures, mes derniers TD (travaux dirigés). L’année universitaire est passée comme un éphémère. Les relations avec mes collègues de maîtrise n'auront rien donné. Quelques contacts à durée limitée, tout au plus. Entre désir et répulsion, je n'aurai jamais un sens très développé de la relation humaine. Toujours tourné plus volontiers vers une solitude contemplative.
L'actualité mondiale nous fournit ses excréments habituels.
Certaines guerres m'inspirent plus que d'autres. La serbo-croate ne m'arrache pas un battement de cil. D'abord je n'y comprends strictement rien. Ensuite je n'ai nulle envie de m'informer sur les étripages qui y ont lieu.
Les olibrius de la politique française sont tous focalisés sur la ratification du Traité sur l'Union européenne signé à Maastricht. Par une décision du 9 avril 1992, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à notre Loi fondamentale certaines dispositions du traité. L'ECU sera à terme notre monnaie à tous. L'Europe qui se dessine donne à des instances technocratiques le pouvoir d'uniformiser dans un nombre croissant de domaines.
Ce soir Le Pen est l'invité du Droit de savoir. Face à lui, quatre journalistes brûlants d’en découdre : Poivre d'Arvor, Villeneuve, Sannier et Carreyrou. Ils ont concocté des documents pernicieux pour atteindre de biais le président du FN. Ainsi le mystère du bandeau : à l'œil droit puis à l'œil gauche, ou le contraire. Le Pen doit raconter en long et en large les mésaventures qui lui causèrent le désorbitage d'un œil, puis une cataracte de l'autre quelques années plus tard.

Samedi 23 mai
Cet après-midi, examen de droit civil (contrats spéciaux, cours de M. Mayer). Pendant trois heures, dans la chaleur moite de l'Amphi IV du Panthéon, il faut gratter sur un cas pratique bichonné par notre professeur. Entre autres domaines abordés : la promesse unilatérale ou synallagmatique de vente, la rescision pour lésion, la non conformité, le vice caché... Suant de tous mes pores la première demie heure, je me dépatouille peu à peu de ces marais juridiques.
Venu à l'examen avec Hubert, qui passe la même matière avec un commentaire d'arrêt, nous rencontrons Anne L., petit bout de bonne femme toute en finesse, très gentille, que je connais depuis deux ans, avec qui nous faisons un brin de causette. Je profite de ce rassemblement estudiantin pour retrouver des figures perdues de vue depuis plusieurs mois. Notamment une certaine Aline L. qui a partagé la même classe que moi en première et en terminale. Très mignonne, sorte de poupée pulpeuse avec les formes bien placées, elle m'a toujours fasciné. Ce genre de créature qui épuise sa fraîcheur dans les soirées, cumule (peut-être) les petits copains et momifie son dé­senchantement par une désinvolture affichée. Pêcheuse d'instants plaisants, tout en menant brillamment ses études, elle semble jouer de sa plastique pour multiplier les relations. Bonjour-au revoir aura constitué l’essentiel de nos conversations. Je me souviens, l'année de la terminale, alors que je faisais un bout de chemin avec elle, lui avoir demandé ce qu'elle me répondrait si je lui proposais d'être ma petite amie. Visiblement gênée, elle me déclara ne pas savoir, d'une voix hésitante. Fin comme un troupeau de pachydermes, je partis d'un grand éclat de rire. Le charme (hypothétique de son côté) disparut aussitôt.
Je réconforte de mon mieux ma Kate en ce moment. Les échéances l'angoissent au plus haut point. Vendredi, petit saut chez elle pour travailler quelques heures en sa compagnie. Rien à faire, cette demoiselle m'émeut à chaque fois qu'elle se laisse aller à son naturel de femme. Un véritable bonheur que de travailler dans un cocon de tendresse.
Je retourne à Paris pour retrouver Michel Leborgne au Terminus, brasserie face à la Gare du Nord : nous rencontrons à 17h30 deux élèves de l'ISTEC, en deuxième année, qui seraient susceptibles de sponsoriser et de mettre en chantier quelques ouvrages de juin à août. Premiers contacts agréables avec deux jeunes dynamisés. Espérons que l'expérience portera ses fruits et que nous éviterons le fiasco du premier essai de constitution d'un service commercial. Michel Leborgne toujours aussi convivial - quoiqu’un peu sur les nerfs : il tente d'arrêter de tirer... sur les ciga­rettes - et ô combien sonore dans ses rires.
Je reviens un moment sur l'émission des quatre pseudo mousquetaires de l’information. Leur manière de procéder me dérange au plus haut point. Plutôt que de coller un poing dans la gueule de celui qu’ils vomissent, ils le gratinent de sourires jaunes et le démolissent, tentent de l’égratigner plus exactement, sournoisement. Le Pen aurait eu des hémorroïdes, ces pontes télévisuels auraient été là pour le dénoncer et traiter cela comme un crime fondemental.
Pour amadouer la bête, le quatuor déviant fait filmer chez lui des scènes de famille très douces, pleines de gentillesse et d'intelligence. Dans le même temps, un document en forme de réquisitoire contre ses agissements prétendus est monté. Le traquenard est prêt. Le Pen n'est certes pas un enfant de chœur ni un saint homme, mais l’exemple de déontologie donné par ces hommes d’expérience tient davantage de la malhonnêteté intellectuelle.
Un tel système d'information, qui semble contrôlé par le lobby Potes and Cie, résistera-t-il longtemps ? Lorsqu'un de ces journalistes subira la violence aveugle d’une population excédée, les médias retrouveront peut-être un visage plus sain qui donne l'envie de vivre.
22h50. Bernard Tapie a démissionné du gouvernement Bérégovoy où il avait revêtu la toge de Ministre de la Ville. En place depuis le 2 avril, il n'a pu faire oublier son passé d'escroc d'affaires. En l’occurrence, l'affaire Toshiba (dont le rachat lui aurait rapporté 13 millions de francs) risque de lui valoir une inculpation mercredi prochain. Le déjà feu ministre n'a pu tromper très longtemps sur la teneur de sa virginité existentielle. Bonne nuit le Tapie !
Demain, journée au Salon des Arts Graphiques qui se tient une fois tous les quatre ans. J’y vais avec Alice, Karl et Hubert.

Mardi 26 mai
Lundi matin, premier conseil d'administration du GIE Ornicar, en cours de constitution, avec Heïm comme président, Sally et moi comme vice-présidents, Alice, Vanessa et Karl comme administrateurs, et Sophie de K. comme secrétaire générale de séance. Grandes lignes du gie définies, lecture des statuts.
Aujourd'hui, à Pantin, je dois me plonger dans la comptabilité analytique et financière avant l'examen de demain matin. Matière de châtrés qui me fout les boules, grosses au moins comme celles que trimballe le martyr Tapie en voie de canonisation.

Jeudi 25 juin
Deux heures du matin. Je choisis cet instant de songes pour le commun des mortels : ma renaissance est foudroyante. Depuis quelques mois, je ne ressemblais à plus rien d'équilibré. Ombre fuyante, le cul mal calé : en perspective, l'irrémédiable déchéance existen­tielle.
Fatigue...

Samedi 27 juin
Tendre Chaos


Caracolant au risque d’attiser l’émoi,
Ardent, j’irise la rosée de tes iris.
Tout à l’affût, ta moue m’irrigue sans effroi
Hardi que je suis de mirer danser tes cuisses.
Ourle tes formes pour que j’y puise la substance
Unique de nos frôlements. Ainsi fut l’alliance.


Kate F.

Juillet

Mercredi 1er juillet
Apparition de plus en plus furtive ma foi. Et pourtant les événements, tant personnels, professionnels que nationaux ou mondiaux, défilent à toute vitesse. Les vacances d'été, si je réussis une des deux maîtrises à la session de juin, me laisseront peut-être un peu plus de temps pour faire glisser ma plume.
Les mauvaises ondes qui m'ont animé depuis janvier, et qui tendent à se dissiper, sont à l'origine d'une grosse bêtise de chef d'entreprise qui pourrait être dramatique tant pour la seru que pour la sebm. Une traite de la seru à la sebm n'a pas été honorée à l'échéance. Le compte de la Seru était insuffisamment provisionné en début de journée pour environ 60 000 F alors qu'il le redevenait en fin de journée. Sur ce compte, il passe entre 800 000 F et 1 000 000 F par mois depuis bientôt un an, et ces abrutis du Crédit Agricole ont décelé un chouïa d'insuffisance bancaire pour quelques heures. Démentiel.
Voilà ce qu'il faut débrouiller avec le banquier de la sebm qui sera désormais méfiant, même si les conditions accordées à cette société étaient à la limite du possible pour sa taille (200 000 F de découvert et 300 000 F de ligne d'escompte).
L'actualité n'est pas plus brillante, hormis les soulèvements spontanés en France contre la politique agricole commune (PAC) et le permis à points.
La Yougoslavie, la feu Yougoslavie plus exactement, exhibe ses morts et ses décombres.
Minuit passé, les paupières se ferment malgré moi.

Lundi 6 juillet
En attendant les beaux jours, on peut toujours aller voir fleurir sur l'asphalte les poids lourds. Prendre son autoroute du sud, les parasols en éventail, et le cul huilé à la force 7.

Mardi 7 juillet
Je ne fais pas dans la grande tranche de vie ces derniers temps. Consentant à gratter de la plume alors que l'épuisement me gagne, je ne résiste pas longtemps au polochon de Morphée.
Le pouvoir socialiste, dressé comme un sale coq mal emmanché, a depuis belle lurette paumé son permis de gouverner, ou tout au moins sa capacité. Les barrages des routiers sympas sont dégagés à grandes enfoncées de chars. Cet après-midi, une quarantaine d'hélicoptères ont rasé les terres de Chaulnes, probablement en direction de l'autoroute du nord. Sarajevo inspire sans doute les instances technocratiques.
L'économie française est léthargi­que et le chômage pointe son ombre dans de grandes entreprises. Si nous n'étions pas livrés en papier, la sebm pourrait en venir là.
Qu’y a-t-il d’autre de pourri dans le royaume socialiste ? Le procès du sang contaminé du CNTS démontre une fois de plus qu’aucune institution, quelles que soient son assise et sa respectabilité, ne peut prétendre à l'infaillibilité. Les Garretta, Allain et Roux se sont bien torchés avec leur serment d'Hippocrate. Ils s'en sortiront sans trop de dommages, avec une ardoise terrible et non chiffrable. Je leur souhaite un sommeil inconfortable par le tourment.


Jeudi 9 juillet
19h15. Je suis à Amiens, dans cette gare atrocement grisâtre de l'après-guerre, en partance pour Paris.
Les journées m'invitent à de terribles parcours pour parvenir à réaliser tout ce que le matin m'a insufflé. Ce jour consacré pour la majeure partie à compléter, puis à peaufiner les pièces à déposer au tribunal de commerce de Paris pour la constitution des GIE Ornicar et Logires. Statuts, assemblée générale ordinaire de chaque personne morale membre constitutif, acte de nomination du contrôleur des comptes et de la gestion, extraits de naissance, déclaration de conformité... un fatras juridique à maîtriser.
Heïm reçoit, depuis quelques temps, tout ce qui existe en presse underground. Découverte d'un fourmillement insoupçonné, toutes tendances confondues. Grand réconfort sur l'état intellectuel de la France.
Quelquefois, des feuilles ordurières, pour lesquelles il faudrait rectifier la tronche des rédacteurs. La dernière reçue : le folliculaire du Ku Klux Klan français. Une haine totale, imbécile et dangereuse ; l'appel systématique au meurtre, à l'extermination de certaines races. La plus dégueulante représentation d'esprits pathologiques à enfermer.

Dimanche 19 juillet
Revue de presse underground. Je commence mon périple dans ce bouillonnement fabuleux.
L'opinion indépendante du Sud-Ouest, dans sa trente neuvième année, le 29 mai 1992. Ça sent le généraliste à plein : édito sur « la corruption au sommet » engendrée par le CMC (Cercle des Moralisateurs Corrompus) et rubriques classiques : économie, actualité, dossier spécial, entretien avec..., quelques ventes immobilières et annonces légales, la culture avec les livres du fou Hallier et de Tong Viet alias Robert Matthieu, les loisirs, etc. En bref : on se demande ce qu'il fait ici ce journal. Passons.
Le mensuel Université Autonome de la confédération nationale des groupes autonomes et de l'enseignement public (avril 1992). Bernard de Cugnac signe l'éditorial consacré, je vous le donne en mille... à l'éducation, mais oui ! Jospin s'en va, Lang arrive et Cugnac s'écrit : « Renoncer à toute contrainte, c'est nier l'éduca­tion ! ». Voilà qui vient du fond du cœur. Austère et chiant, ça se renifle quand on est un petit instituteur gauchiste et revanchard. Non, j'exagère peut-être un petit peu. En tout cas, je ne l'éplucherai pas avec passion. Info amusante : le tableau des traitements des enseignants au 1er février 1992. Ça ne grimpe qu'à 21 791,96 F brut pour les « H Classe Agrégés, pers. dir. 1 cat. 1 cl. » à l'échelle 6 et se rétame à 7 942,40 F pour un instituteur adjoint qui débute au premier barreau de l'échelle. Sinon R.A.S.
Les Chroniques d'art sacré de l'automne 89 : opuscule d'une vingtaine de pages sur papier quasi glacé et avec photos noir et blanc. Gérard Garouste nous propose un entretien avec Louis Ladey, membre du cnas, ou le contraire : réflexion sur le travail d'un peintre. Une église moderne, conçue par Jean Cosse pour la ville de Dongelberg en Belgique, nous est présentée avec, pour seule « restriction d'enthousias­me », « les verrières d'en haut » proprement hideuses, répétons-le. Le langage est châtié comme il faut : « Nous pouvons dire que l'église de Dongelberg exprime, avec une étonnante clarté, tout l'essentiel de la Foi ecclésiale ».
Et puis, un grave problème de notre fin de siècle : la sonorisation des églises. Tant que la messe se faisait en latin, « il ne s'agissait pas de comprendre les mots ». En revanche, avec une messe en français, les sourdingues ont « une rupture, mortelle pour la prière individuelle ». Il est donc nécessaire qu'interviennent des acousticiens.
Le Collectionneur français : le journal des curieux en est à 28 ans d'existence. Tout sur les collections et ce qui tourne autour. André Escaro en est, eh ! oui, le directeur général et le général directeur.
Signes de croix, n°27 ressemble aux journaux d'enfants, mal imprimés et limités atrocement, mais superbement, dans leurs moyens. Ce journal, avec sa couverture bleue délavée sur papier A4 90 gr., est édité par l'association Notre Dame de la Source à Soisy-sous-Montmorency. En épigraphe ce lancinant appel : « Accueillons la Croix / Signe d'ignominie / Pour ceux qui sont indifférents au Christ / (...) / Chantons la Croix / Vénérons la Croix / Elle nous rappelle / Que nous avons été aimés du plus grand amour ».
Je trouve une petite note à croquer de l'abbé Roger Grimaud d'Allemans-du-Dropt, Lot-et-Garonne. Il nous apprend que pour diffuser de la musique religieuse, rien n'est plus adéquat que les auto-reverse. Et puis : « Le tout est commandé par une minuterie (...). Chaque installation coûte environ 4 000 F. Attention : le visiteur déclenche la minuterie en appuyant sur une manette et non pas en mettant une pièce. Sinon il y a commerce avec tva, impôts, etc. D'ailleurs je préfère que celui qui n'est pas croyant s'en aille heureux d'avoir trouvé dans une église un service gratuit. Tellement d'autres mettent la somme de trois francs indiquée sur le tronc et souvent cinq francs ou dix francs. L'opération est providentiellement rentable. » Délicieux.
La lettre de sos Identité, n°6, trimestriel. Cité juste sous cette appellation : « Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! (Rouget de l'Isle) ». Un édito de Pierre Lombard, et quatre pages publiées par Henry de Lesquen. Du politique avant tout.
National 44 (n°57, juin 92) nous présente les informations du Front national de Loire-Atlantique. L'édito est consacré au traité sur l'Union européenne avec toute la hargne de l'anti Maastricht que l'on suppose. « Prononcez : Masse-trique ! » nous conseille-t-il.
Encore des tonnes à découvrir. Je marque une pause.

Lundi 20 juillet
Chaleur moite et lourde.
Ce matin, réunion pour la SCI du château d'Au. (...) Détermination par Heïm des travaux les plus urgents à faire tant pour la bâtisse que pour le parc. Projection dans les décennies à venir, afin d’entrevoir tout ce qu'il y a à construire pour se rapprocher de l'Eden. Et puis, si nos entreprises grandissent, il peut n'être que le premier d'une longue série. Alors atla ! atla !
Mon bureau dans la Maison blanche à Chaulnes (dite aussi la Banque) prend forme : les premiers meubles y ont été placés. Le style : moderne en bois noir. Le confort, pour gérer correctement, est essentiel. Une règle fondamentale : ne pas se laisser envahir par son bazar, lierre étouffant du travail quotidien.

Mardi 21 juillet
Ce matin, vers cinq heures, orage cataclysmique : une dizaine d'éclairs à la seconde dans ses pointes. Les bouffées de chaleur auront fait péter le ciel tous azimuts.
Poursuite de l'aménagement de mon bureau : grande table de bois noir, écritoire, meuble de rangement, plante, halogène... le tout dans une pièce moquettée du sol au plafond dans les bleu-gris. Mon travail, dans ce confort, aura une toute autre allure et sera, je l’espère, beaucoup plus efficace.

Mercredi 22 juillet
Les politiciens institutionnels vont nous asséner du Maastricht jusqu'en septembre. Les pour sont actuellement les plus bruyants dans la grosse caisse médiatique qui, ma foi, a peut-être choisi son camp.
Ce soir Giscard fait son jt de vingt heures sur la Une, un coin hachement topé. Un désastre ! nous mâchonne-t-il. Un désastre pour la France, pour l'Europe, et pourquoi pas pour l'univers intergalactique et les morpions supposés existant du plus nullissime clodo, si le non l'emportait. Question éloquence, démonstration brillante du président VGE.
Ce grand dessein d'Union n'emballe pas mézigue. Quand je fulmine contre l'Etat français qui emmerde et pressure les entrepreneurs, par exemple, je frémis à l'idée de l'uniformisation décidée par les technos de Strasbourg.

Le potage yougoslave m'indiffère totalement. Le scénario ne bouscule pas trop mes tripes. Je n'essaye même pas de retenir les noms barbares des hordes ennemies : aucun Saddam Hussein ne vient, flamboyant, éclairer le sinistre tableau. Les militaires onusiens avaient été priés, par un petit chef perdu, de n'intervenir, avec toute la fermeté d'un bleu, que lorsque les parties ennemies ne se tireraient plus dessus. Sir Fanfan Mité est venu, poitrine tombante en avant, tel un condottiere sur son hélico volant (eh oui il y en a qui nage !) libérer des forces maléfiques et des mauvais courants l'aéroport de Sarajevo. Rien à faire : ça me fait toujours bailler.
Côté travail : rien à dire je suis comblé.

Jeudi 23 juillet
Les lobbies ont encore de belles décennies devant eux pour miner la France.
Mon travail est incommensurable et passionnant. Depuis quelques jours je tiens un petit carnet où j'indique sommairement toutes les tâches à accomplir : la liste s'allonge inexorablement. Impossible de suivre un programme déterminé, l'inattendu dont il faut s'occuper surgissant çà et là.
Exemple : cet après-midi, j'envisage de me consacrer au défrichage de la gestion de la sebm. Patatras : le papetier Maunoury bloque notre commande pour non paiement de factures. Après étude du dossier, il s'avère que nous avons raison : indication du mode de règlement (par traite 60 jours fin de mois à réception de facture) sur chaque confirmation de commande, ce qui nous reporte fin juillet pour des factures reçues le 4 mai (et datée du 29 avril). Blocage et rupture du côté de leur comptabilité. J'apprends que le représentant avec qui j'avais négocié ces conditions est muté (ou mis à pied je ne sais pas). Me voilà donc tout désigné pour chercher en urgence, pour le lendemain matin, le papier chromolux, 250 gr., format A3, que Hermione attend. Je contacte ainsi vainement la quasi totalité des imprimeurs d'Amiens, ainsi que plusieurs papetiers, avant de débrouiller l'affaire.
21h15. En route vers Paris. Demain je voguerai notamment entre le Tribunal de grande instance de Paris et la chambre de commerce pour divers documents à déposer ou à retirer.
Je verrai probablement Kate samedi. Elle poursuit un mois de travail chez les fiscqueux. Horrifiant, mais bon. L'importance est moindre, il est vrai, même tout au long de ces pages. Je ne vais pas rabâcher mes déceptions, et puis il y a tellement d'actions passionnantes à mener.
Idem pour mes deux maîtrises ratées. J'ai voulu en faire trop. Bien fait pour ma gueule. Prends-en de la graine mon p'tit gars, et essaye d'avoir celle de droit social en septembre. Ensuite on avisera.
La seru est une réussite extraordinaire. Je présentais ce matin l'historique de notre collection éditoriale à notre chef comptable (successeur d’Arheux, en quelque sorte) et la salive me manquait tant la passion me la buvait sans discontinuer. Il faut la voir cette œuvre immense, phénoménale, qui a été accomplie grâce à Heïm et à tous ceux qui l'aiment.
Développements à venir : locaux parisiens, organisa­tion de Resdif, effectivité des GIE Ornicar et Logires, contacts avec les attachés culturels des ambassades, etc.

Lundi 27 juillet
0h25. Dans mon lit au château. Je suis rentré par le dernier train, après avoir passé une partie du week-end avec Kate. Gentillet.
Le parc du château d'Au a été investi sans moi. J'essaierais de me rattraper.
Ouverture des olympiques de Barcelone. Le ludique attire de plus en plus d'argent. Spectacle haut en couleurs très réussi.
Les chiens aboient et j'ai envie, une envie terrible d'aller en buter un ou deux à coups de hache. Non non B.B., je me retiendrai.

Mardi 28 juillet
Après une journée à feu tous azimuts, je reprends du fond de mon lit à une heure avancée, ma revue de presse « underground ».
Extraordinaire publication sur papier glacé : Le paysan biologiste.
Revue interrompue pour cause de paupières plombées.

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Chaulnes, le 30 juillet 1992
Chère Sandre,
Me voilà vous griffonnant quelques mots tout droit sortis du fin fond de ma plume acérée.
J'essaie, tant bien que mal, d'être le plus lisible possible malgré cette écriture de dingue qui agite mon poignet.
Sans m'obstiner à l'anthropocentrisme, je me résumerai rapidement : les crocs toujours à l'air pour mordre passionnément tout ce qui bouge, je manque d'un nombre terrible d'heures par jour pour mener à bien tout ce que je souhaiterais faire. Mais rassurez-vous, je frapperai mon point final au bas de cette lettre. « Trop occupé à vivre » dirait un être qui m'est cher.
Quant à votre personne, j'ai l'envie furieuse de la connaître à fond. Racontez-moi vos plaisirs et vos dégoûts, l'histoire brève mais sûrement charmante de votre vie, et que sais-je encore.
A très vite, douce Sandre.
Mes câlines pensées vous accompagnent.

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Août/Septembre

Dimanche 2 août
En route pour le château d'Au.
Vendredi, une chienne de journée à courir aux quatre coins puants de Paris pour se colleter à l'administration. Mon objectif : achever la constitution des deux GIE. Mon cartable bourré des pièces nécessaires, je fonce successivement aux deux centres des impôts, histoire de faire enregistrer les statuts du Groupe Ornicar et de Logires : leur siège social étant dans des arrondis­sements différents, je dois respecter les compétences territoriales. Non seulement c'est moi qui court - le dernier vendredi du mois les fiscqueux des recettes rabattent leur volet à midi tapant les moins cinq - non seulement je dois avaler leur écœurante bêtise, mais en plus je dois payer pour avoir droit à la faible marque d'un gros tampon sur la première page des statuts. Voilà qui fait bougrement bouillir.
Croyant être en possession de tous les éléments pour que la CCI de Paris daigne prendre mes dossiers en vue de l'immatriculation des deux GIE, je me rends rue de Viarmes la conscience apaisée.
Hé ! non, p'tit gars ! Pas encore pour cette fois. Les documents originaux que j'avais apportés la semaine précédente m'ont été renvoyés. Résultat : manque de pièces donc irrecevabilité. Présentez-vous à la case départ la semaine prochaine.

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Château d'O., le 10 août 1992
Recoucou chère Sandre,
Lettre plus entretien : je ne peux être que comblé. J'ai découvert quelqu'un plein de facettes que j'adore par-dessus tout.
Je vois que tes goûts sont divers et que tu tiens comme un roc tes positions.
Je reprends tard dans la nuit du 12 au 13 août la rédaction de cette missive.
Très mordante notre conversation de ce soir sur l'art moderne. Si tu le permets (de toute façon c'est fait puisque tu l'as dans l'enveloppe, et peut-être même sortie, curieuse que tu es) je te joins la copie du texte d'une de mes chroniques pamphlétaires consacrée à Van Gogh. Tu as là un petit aperçu humoristique de ce que je pense de l'approche de l'art aujourd'hui.
Peu importent nos positions, je suis avide de tout connaître et j'ai une attirance sans borne vers les gens vifs et pétillants, ce que tu me sembles bien être. Rien que pour cela, je te remercie de cette conversation un tantinet échauffée.
Je poursuis inexorablement mes œuvres perverses de grand travailleur. Ce n'est que lorsque la nuit est aussi noire qu'un Ougandais (pourquoi pas !) que je peux me laisser aller à te dédier ces lignes.
Sache que j'essaierais de répondre à toutes les questions que tu souhaiterais me poser.
En attendant, je te souffle mon ardente sympathie.
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Samedi 15 août
La seru et la sebm sont fermées depuis le 7 août au soir jusqu'au 24. Je pars moi dès lundi avec Kate dans la Loire. Quelques jours loin des affaires, à user avec passion jusqu'à la dernière seconde.
Dès la rentrée, grosse réorganisation tous azimuts et gros travail de gestion. Je dois aussi songer à cette putain de maîtrise à repasser.
L'actualité me fait chier. Sans l'ombre d'un intérêt pour moi. Ça m'agace même d'assister à ces recommencements infernaux.
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Gare du Nord, le 22 août 1992
Ma chère et déjà adorée Sandre,
Bien reçu ta lettre au charme irrépressible sur, en effet, très beau papier ! Je me répète, le gâtisme doit être pratiqué jeune pour mieux être maîtrisé, mais la caresse de ton écriture, aux courbes alléchantes, m'est décidément très, voire terriblement agréable. Le style aussi, ce vagabondage ô combien féminin entre les questions et les remarques plus gentilles à mon égard. Tu peux remarquer la tendance séductrice de mes prolégomènes.
De nature à ne pas laisser une interrogation en suspens, je me fais un point d'honneur d'y répondre.
Avant tout, puisque tu me les réclames telle une groopie (j'espère l'ortho. orthodoxe...) en folie, je t'expédie, non pas une moulure de mes attributs, mais de simples copies de quelques-unes de mes chroniques pamphlétaires. J'ai également quelques vers dans ma gibecière, si le poète tu espères.
[Tu habites à Paris le plus souvent ou en province ?]
Ce château, fameux en effet, puisque j'y réside périodiquement depuis plus de dix ans, est situé dans la Somme, en plein Santerre dans un petit village de rien du tout que l'on retient sous le nom d’O.
Paris-O, Sandre, ça bourre comme pour Strasbourg : en période estivale je suis bien plus souvent sur mes terres ; le reste du temps, c'est en général kif-kif comme dit l'épicier arabisant.
[Que penses-tu de l’inceste ?]
L'inceste est la plus ignoble des choses lorsqu'elle résulte d'une contrainte physique ou psychologique, et le plus normal des phénomènes amoureux lorsqu'il provient du désir de l'autre ou de l'expérience. Le touche-pipi en est souvent la forme la plus juvénile. N'oublions pas que les papas, les mamans, les grands-papas et grands-mamans cromagnons s'enfilaient à qui mieux-mieux dans les grottes : ça faisait du bien et ça réchauffait du tonnerre. On dit, merci docteur !
[Pourquoi me parles-tu de ton « géniteur »... ton père c’est quelqu’un d’autre ?]
Mon géniteur, c'est mon papa de sang, celui qui a mis son engin dans le ventre de sa compagne. Mon papa de cœur, c'est l'homme qui est au château d'O et qui m'a apporté l'expérience humaine et tout un tas d'autres choses. Gros manuscrit en perspective si je dois tout te conter.
[Qu’espères-tu de ta vie ? Quelle est ta philosophie de la vie ?]
Je suis né dans la merde, comme chacun d'entre nous. Je veux essayer de mener ma vie le plus correctement possible pour parvenir à sortir de cette bauge. Ceci dit, la vie est en soi merveilleuse. Ce ne sont que les connards d'humanoïdes qui la ternissent.
En évitant d'être pompeux ma conception de la vie est simple : sens des responsabilités, courage, humour, fidélité, intégrité, honneur, et le tout sans Maréchal.
[Es-tu pour le mariage ?]
Plus que le mariage, qui n'est qu'administratif (encore que, je ne suis pas tout à fait d'accord avec moi) c'est la volonté de deux êtres de vouloir construire ensemble qui importe. Alors oui je suis pour, quand ça n'est pas fatalement voué au divorce.
[Es-tu royaliste ?]
Royaliste, non. Je trouve certes la plus ignoble des exécutions la décapitation de Louis XVI et impardonnable le génocide catho-vendéen perpétré par ces humanistes de républicains, je jouais aux chouans dans ma jeunesse (j'étais Georges Cadoudal, un des chefs chouans), mais je n'irai pas accrocher un cœur rouge avec sa croix sur mon poitrail pour les prétendants au trône que je trouve largement grotesques.
Mon papa de cœur se définit comme un aristocrate libertaire, on le définit (dans des ouvrages, des thèses...) comme un anarchiste de droite : je me retrouve assez bien dans ces définitions. Je te chatouille très fort car tu t'endors !
[Veux-tu que je t’apprenne à conduire ? (Histoire d’être sur tes genoux !) ]
Je veux bien de tes leçons particulières au volant. Mais sache que si tu te risques sur mes genoux, je ne répondrais plus de mes impulsions : le fossé sera alors notre point d'ancrage (et ta grotte le mien, si j'osais).
[Qu’es-tu prêt à faire pour la fille que tu aimes ?]
Tout, sauf si cela met en péril mon entreprise (car il y a des gens qui mangent grâce à elle) ou ma famille de cœur. En premier lieu, je suis prêt à lui faire du bien, beaucoup de bien, et sans culotte...
[Aimes-tu voyager ?]
Cela dépend où et avec qui. Une chronique y répond plus précisément : lire Allah et moi. Voilà que je me cite maintenant, où m'arrêterais-je ?
[Comment s’organise ton univers familial ?]
La dure question. Et bien à cet instant, je préférerais que ce soit ta douce voix qui me le demande. Alors je ne réponds pas ici, et j'espère...
[Cite-moi les dix adjectifs te qualifiant le mieux.]
Un peu d’ego. Les dix qui m'arrivent en direct : sensible, tenace, pamphlétaire, passionné, obsédé, intelligent, anxieux, distrait, naïf (parfois), généreux. Très partiel comme portrait ma foi. Mais j'espère bien te conquérir corps et âme par cette correspondance, hé hé ! Amitié, et ce sera déjà une réussite.
[En quoi te montres-tu romantique ?]
Romantique je crois l'être par mon physique ténébreux, et j'essaie de l'être par mes attentions délicates et sincères. On en pleurerait...

[As-tu des tabous ? des fantasmes ?]
Des tabous : quelqu'un me les fera peut-être découvrir, mais je ne crois pas en avoir, même en allant au plus ignoble. Tout sujet est abordable.
Mon seul fantasme actuel c'est de connaître l'amour absolu avec une femme. Pas demain la veille... Le reste, expérience sado-maso avec un gorille ou une guenon, sucer une écuelle pleine de tes déjections... on verra plus tard, je n'en suis pas encore là.
Pour les peintres visionnaires, je vais essayer de te dénicher de la documentation. Ils sont exposés à la galerie Râ à Paris.
[...]
[Le savoir-vivre t’est familier ?]
Le savoir-vivre oui, le pédantisme bourgeois non.
Mes questions : ta vie dans ses détails croustillants, ta recette pour ne pas adorer l'amour physique, tes projets pour l'avenir, le jardin secret que tu n'as jamais révélé, tes expériences les plus insolites. Voilà qui me comblera, pour un temps.
Avec cette envie goulue de caresser tes pages, je t'embrasse au plus profond, cette fois.
Dernière minute : en me relisant je me trouve un peu expéditif sur la fin. Avec toutes mes excuses, mon train arrivait.
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Pantin, Minuit 57 du 11.09.92
Foliette Sandre,
Que peu de lignes à te consacrer, et j'en suis désolé au tréfonds. Je suis occupé de tous côtés et je ne peux m'adonner à l'écriture comme je le voudrais. Très charmante et délicieuse ta longue lettre. Je répondrais à toutes tes interrogations lorsque le calme sera un peu plus présent.
Je tiens ma plume pour encore quelques mots. Espoir que tout se déroule comme tu le souhaites, que tes petits désagréments de santé s'évaporent...
Au plaisir de te lire.
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